Le livre d’artiste : lieu de rencontre entre le design graphique et l’art visuel

Cet article est basé sur un entretien avec Marie-Hélène Leblanc, auteur, artiste et commissaire.

Les livres d’artistes ont de plus en plus la cotes ces jours-ci. Geste de publication autonome ou bien supporté par une grande maison d’édition, ces projets s’appuient tous sur une idée singulière: utiliser le langage du livre dans la création d’une oeuvre souvent en petite série mais parfois à tirage unique.

Si le livre d’artiste croît en popularité aujourd’hui, c’est sans doute à cause des possibilités offertes par le médium mais surtout parce que sa production demeure accessible. Et c’est précisément cette accessibilité, ou plutôt cette démocratisation, qui fait du livre d’artiste un médium unique.1 Pour illustrer mon propos, j’aimerai revenir sur une conférence donnée le 9 février dernier par Marie-Hélène Leblanc. Cette dernière est venue à l’École Multidisciplinaire de l’Image nous faire un compte rendu de sa visite au NY Art Book Fair 2010 et nous présenter ses dernières acquisitions. Cette foire du livre d’art regroupe des maisons d’édition, des organismes et artistes qui font dans l’auto-publication, des collectionneurs et des passionnés du livre d’art.

Comme je suis moi-même designer graphique et professeur dans le domaine, j’ai tenu à rencontrer Marie-Hélène afin de discuter avec elle et obtenir son point de vue d’artiste sur le sujet. Notre entretient a porté sur quelques questions fondamentales du livre d’art et plus particulièrement sur le livre d’artiste. Car c’est ce domaine qui semble le plus être en mutation et qui permet le plus d’hybridité entre d’un côté les beaux arts (arts visuels) et de l’autre les arts appliqués (le design graphique).

PETITE LEÇON D’HISTOIRE
Lors de sa conférence, Marie-Hélène nous a fait part que les livres d’artistes ont émergé dans les années 60, dans la foulée des happenings, des performances et de la vidéo d’art.2 «Tout ces nouveaux médiums tentaient de dématérialiser l’oeuvre d’art, ou plutôt, d’en effacer la valeur marchande.»La production de livres en série était alors une idée tout à fait appropriée pour véhiculer ce concept; en rendant l’oeuvre sérielle accessible à un plus grand nombre, l’idée d’une oeuvre-objet devenait caduque.

Mais cette notion de non-objet est plutôt historique et conceptuelle, que réelle. Car qu’y a-t-il de plus près d’un bel objet qu’un livre d’art? Ce fait est d’autant plus vrai dans le domaine de l’édition où l’idée même d’utiliser des techniques traditionnelles, manuelles ou faisant appel à la matérialité (embossage, letterpress, diecut, lithographie, sérigraphie, reliure faite à la main, exemplaires légèrement différents, etc.) suscite aujourd’hui l’envie de bien des créateurs. De l’engouement pour ces techniques au livre d’artiste, il n’y a qu’un pas à faire, et bien des designers graphiques et grandes maisons d’éditions le franchissent aujourd’hui. Comment expliquer cette fascination pour ces techniques, autant pour les designers que les artistes? Selon Marie-Hélène, les livres d’arts possèdent une qualité matérielle que le procédé industriel rend difficile à remarquer. Ce serait donc un retour du balancier pour notre époque où la technologie rend accessible à tous la production mais nivelle un peu toutes les réalisations (que ce soit par l’impression offset ou numérique). Le livre d’artiste, créé par un artiste, rappelle constamment à son lecteur l’importance “du temps passé à y travailler”.3

INTENTIONS
Aujourd’hui, le livre d’artiste fait appel à toutes les techniques possibles (de l’impression à la main jusqu’à l’impression offset), mais le concept opératoire du livre d’artiste reste toujours le même : il se réfère à l’acte de lire. Marie-Hélène précise : “Que le livre d’artiste soit utilisé comme moteur conceptuel ou comme contenu à lire, il fonctionne toujours sur la logique de la lecture. Et dans ce domaine, il y a autant de méthode que d’idées.”
Ainsi, le livre d’artiste fonctionne sur :

1) le principe de la lecture;
2) la matérialité de l’objet;
3) et est produit par des artistes.

Partant de ces principes, il semblerait naturel de voir des associations entre artistes et designers graphiques dans la réalisation de livres d’artistes. Cette affiliation est pertinente, car le design graphique travaille depuis longtemps sur les codes de matérialisation de l’édition. Le public connait bien ces codes établis (mise en page, typographie, grille de composition, hiérarchie visuelle, parcours visuel, etc.). Il est également vrai que la démocratisation et la prolifération récente des produits du design graphique semble avoir créé des attentes chez le public. Celui-ci exige maintenant que chacun des livres qu’il acquiert soit un bel ouvrage, qu’il possède une mise en page adéquate, que son impression soit de qualité et que son travail typographique soit pertinent. Alors, pour répondre à ces exigences, il est tout à fait naturel que certains artistes fassent appels à des designers pour qu’il interviennent dans la réalisation de leur livre. Marie-Hélène réenchère, “le design graphique permet de faire du livre d’artiste un objet substantiel, un objet complet”. Car même si les outils technologiques ont pu démocratiser l’acte de l’édition, n’en demeure pas moins que celui-ci est parsemé de codes, règles et façons de faire qui constituent une discipline en bonne et due forme.
Mais ceci dit, il n’est pas inhabituel de voir des d’artistes s’aventurer à utiliser brillament les paradigmes de l’édition, ou des designers graphiques utiliser le médium du livre d’artiste comme véhicule médiatique d’un contenu tout à fait personnel.

CONCLUSION
L’essence du livre d’artiste semble reposer autant sur son potentiel de diffusion (l’impression en série, son faible coût de production) que sur son paradigme opérationnel : l’acte de lire. Donc, ces oeuvres demeurent des objets intimistes qui permettent à leur créateur d’exprimer, de personne à personne, une vision singulière sur un sujet particulier.
Mais est-ce que le concept du livre d’artiste gagne en popularité auprès des créateurs et du public à cause de ces raisons? Il semblerait que oui, car le livre d’artiste permet d’ouvrir une fenêtre très intimiste sur une sensibilité personnelle. Et surtout parce qu’il est possible, grâce aux techniques de reproduction employées, de produire, selon le désir de son créateur, plusieurs ou seulement une fenêtre de ce genre. Rendant par le fait même chaque livre encore plus précieux.


1. Définition : le livre d’artiste est un ouvrage de création originale édité, œuvre d’art dans laquelle le texte ou le livre en tant que support constitue un point de référence pour une recherche conceptuelle et plastique. Conçu par des artistes qui peuvent s’associer à des artisans du livre (relieurs, typographes, imprimeurs, etc.), le livre d’artiste est disponible en tirage limité ou parfois en un seul exemplaire et fait appel à des techniques de réalisation variées. Cette définition s’applique également au livre-objet et au périodique d’art.
Bibliothèques et Archives nationales du Québec


2. Les manifestes de Futuristes ou des Automatistes font partis de la catégorie des livres d’artistes, car leur matérialité est autant importante que leur contenu.
3. «C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante.» Antoine de St Exupéry, Le petit Prince.

Jean-François Lacombe

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