Préface du traducteur

David Elmoznino est né à Mogador-Essaouira, au sein d'une communauté juive "importante, unie et active, au grand florissement culturel, avec une tradition ancestrale d'une grande richesse pieusement transmise d'une génération à l'autre" (récit, le Jour du Couscous). Le Judaïsme marocain y est décrit comme "particulier, par la ferveur de sa foi, sa vie religieuse ardente et chaleureuse, ses traditions judaïques profondément ancrées dans le patrimoine spirituel, fortement imprégné par l'idéal de Sion, à l'égard duquel une grande nostalgie germait dans le coeur des membres de la communauté."

Les origines de la ville Mogador-Essaouira, remontent à l'époque où Carthage, en expansion et à la recherche de mouillages propices, y installe échelles et comptoirs tout en s'appuyant sur ce poste avancé riche en eau potable pour poursuivre ses percées vers le Cap-Vert et l'Equateur. Plus tard, au IIIe siècle avant notre ère commune, les berbères s'y organisèrent en monarchie, avant de passer, lors des guerres puniques, sous influence romaine qui fit du royaume berbère une province romaine, la Maurétanie tingitane.

Les Portugais - qui connurent dès le XVe siècle un âge d'expansion commerciale et coloniale planétaire, (au Maroc : Ceuta, Tanger, Mogador, Mazagan, Larache…) - érigent une forteresse en 1506 sur l'ordre du roi du Portugal Manuel 1er (la cité portugaise à Mazagan-Mazagão fut érigée la même année) et lui donnent le nom de Mogdoura, Mogador en français, vraisemblablement une traduction-déformation en portugais de Amagdoul en Mogdoura. On parle aussi de Sidi Megdul, saint patron de Mogador et des environs, ayant emprunté son nom à celui de la région. Pour Omar Lakhdar, Mogador serait issu du mot Migdol, d'origine hébraïco-phénicienne, qui signifie "petite forteresse" (Omar Lakhdar " Mogador : Son étymologie judéo-berbère"), un rapprochement attesté par de récents fouilles archéologiques révélant la présence d'un comptoir phénicien d'avant les Crétois, les Grecs et les Romains. (Omar Lakhdar "Sur les traces de Castello Real à Amagdoul ").

D'autres auteurs tel André Jodin (Mogador, comptoir phénicien), n'hésitent pas à affirmer, démonstration à l'appui, que les deux vocables Essaouira et Mogador ne font que rapporter la nature d'une même signification étymologique, à savoir lieu fortifié, fortification.

David Bensoussan, dans son livre "Le Fils de Mogador", considère quant à lui toutes ces hypothèses d'un regard teinté d'un profond scepticisme: Il y a des personnes qui peuvent se gargariser d'une telle étymologie à longueur de temps. Tout y passe : Tanger, Fes, Gibraltar, Ifrane, Sijilmassa et même Mogador dont le nom découlerait de Migadl (Migdol en tenant compte de l'accent phénicien) signifiant tour. De telles conjonctures donnent le vertige mais certains semblent y croire ferme. ?

L'histoire des Juifs du Maghreb se perd dans la nuit des temps. La présence juive à Mogador-Essaouira et plus généralement en terre maghrébine, remonte à des âges très reculés selon historiens et chercheurs qui s'accordent à avancer le chiffre de deux bons millénaires, voire à faire remonter leur installation à l'époque du premier Temple et de la première diaspora qui a suivi sa destruction par Nabuchodonosor (VI? siècle avant notre ère commune).

Plus près de nous, en ce XVIIIe siècle des Lumières, les Juifs de Mogador-Essaouira, bénéficient du statut de négociants du roi  ou de  représentants consulaires, une fonction d'intermédiaires entre le sultan et les puissances étrangères. Le titre de Toujjar Es-Sultan, Marchands Royaux, leur fut attribué vers 1785 par Sidi Mohamed ben Abdallah leur accordant ainsi des privilèges économiques et politiques importants. (Document Icomos, réf. 753rev, "Essaouira-Maroc"). Le Sultan soucieux de développer des relations commerciales et d'établir des liens consulaires avec l'Europe, utilisa la communauté juive à cet effet tout en lui octroyant avantages et sécurité.

En 1765 – année de la création de la ville actuelle - le sultan alaouite Sidi Mohammed ben Abdallah décide de construire un port qui deviendra, sous le nom de "port de Tombouctou", l'un des ports les plus importants du pays. Il installera sa base navale à Essaouira et la dotera de tous les outils nécessaires à asseoir son autorité. Le Sultan utilise la communauté juive pour établir des relations avec l’Europe et organiser des activités commerciales. Il invita tous ses membres à participer avec leurs concitoyens musulmans au développement de ce port au commerce actif et ouvert.

La ville connut une grande prospérité, jusqu'au XIX Siècle, grâce notamment, à l'importante communauté juive riche de 17 000 âmes (pour quelques 10 000 musulmans). Une communauté qui suscita un commerce florissant dans ce caravansérail accueillant, où se croisaient les caravanes venues d'Afrique, chargées d'or, de bijoux, d'épices d'ivoire, gomme, plumes d'autruche, sel, poudre d'or et d'esclaves.

Après le grand courant d'exode entamé dès les années soixante, l'un des plus massifs de ce XX siècle, il ne subsiste aujourd'hui à Essaouira et dans tout le Maroc, que quelques centaines de familles juives éparses et le souvenir d'une longue histoire millénaire de co-habitation, jalonnée de bouleversements historiques et de transformations géopolitiques. Une mémoire collective englobant des siècles de culture partagée, d'enrichissements issus d'apports extérieurs liés souvent à des pages dramatiques de l'histoire, telle l'expulsion – la plus importante - des Juifs d'Espagne en 1492, une parmi tant d'autres.

David Elmoznino est né à Mogador-Essaouira en 1944, il fit sa Aliya en Israël à l'âge de 10 ans, une Aliya qu'il évoque par petites touches délicates dans le récit, Doctoresse privée. Dans cette collection de récits aussi divers que variés, David Elmoznino nous livre quelques-uns de ses souvenirs d'enfance longtemps enfouis dans sa mémoire d'enfant. Des pages écrites d'une seule traite, après un voyage-pèlerinage au Maroc qu'il retrouve bien des décennies plus tard et qu'il évoque dans le récit Fassoulia. C'est alors que s'éveillent en lui nostalgie, réminiscences, voix et échos de ce passé-récent et que remontent à la surfaces images, odeurs, sensations enfouies dans la mémoire pure de l'enfance.

David Elmoznino traite ses récits à la manière du conteur oriental, qui raconte ses histoires au gré de l'inspiration du jour, de l'étincelle de l'instant et de la fulgurance des images jaillissant librement de la mémoire. Si les récits prennent vie dans des décors pittoresques et truculents, riches en ornements et couleur locale, épicés d'odeurs et de flagrances, accompagnés de voix, de sons, de bruits, de résonances, chargés d'émotions englobant joie, tristesse et humour, ce sont également des décors d'où soudainement jaillissent évènements forts, coups du sort, deuils et tragédies, des destins ballottés sur la mer agitée des évènements de la vie, des destinées confrontées à l'irréversible et évoluant parfois au gré des grands bouleversements de l'histoire.

Les deux premiers récits, enrobés d'humour et de clins d'oeil complices, nous plongent dans la vie de tous les jours, dans la quiétude des jours heureux. Le destin poignant de Zahra nous émeut jusqu'aux larmes, celui de Solika Hatouel nous bouleverse jusqu'au fond de notre âme. Les amours attendrissants de Ali et de Salma nous réconfortent par tant de pureté et de candeur, l'appendicite du jeune enfant David, permet au narrateur de faire un saut dans le temps et de mettre côte à côte le jeune garçon musulman allongé près de lui dans un lit d'hôpital au Maroc et l'autre enfant victime de l'intifada allongé sur un lit d'hôpital à Jérusalem. Thèmes parallèles, mais replacés dans des décors et des circonstances autrement tragiques et dramatiques.

Israël, la nouvelle patrie de David et Eilat, seront le théâtre d'une série de récits où l'auteur insère dans le fil de ses réflexions, allusions et récits circonstanciés se rapportant notamment à l'intégration des communautés d'origine maghrébine dans le nouvel état, aux difficultés d'adaptation, aux rapports avec les autorités et avec les lourdeurs de l'administration israélienne. Le premier pécheur marocain et Place du Marché mêlent dans leurs trames, des destins personnels confrontés aux réalités nouvelles d'un jeune état aux prises avec les convulsions de l'enfantement.
Les dernières pages de Palais et Jardins se referment sur de lumineux symboles de liberté, d'espace, et de lumière ; la Colombe de la Paix, une note optimiste, une note paisible, incarnée par une palombe préfigurant la paix entre Israël et l'Egypte, vient clore le dernier chapitre du livre.

On a souvent dit que David racontait ses histoires avec simplicité et sobriété, dans un style littéraire dépouillé, offrant au lecteur un accès agréable et aisé à la trame de ses récits. On pourrait même ajouter que l'on y retrouve une sorte de simplicité biblique.

La langue hébraïque, pour nombre de Juifs marocains, est synonyme de langue de prières et d'enseignements liturgiques. L'apprentissage de la langue sacrée était indissociable du contexte synagogal, des cours de religions et des différentes écoles religieuses florissantes au sein des communautés juives du Maghreb.

Si de la langue hébraïque, la langue de la bible, semble vouloir se dégager une impression de simplicité, suggérée par une ordonnance de phrases succinctes et un style concis, un contenu expressif insoupçonné, en revanche, y est caché et se révélera dans une grande richesse de nuances, dans un élan descriptif d'une grande force évocatrice, émergeant au-delà de l'écriture confinée à l'intérieur d'une syntaxe sobre et restreinte.

Dans la version originale de Palais et Jardins, le non-dit, est un des points privilégiés dans le flux narratif de David, qui invite implicitement le lecteur à une sorte de complicité, au partage d'un langage familier. La force et la puissance suggestive sous-entendue dans le mot, souvent aux significations multiples, invitent le lecteur-décrypteur à une participation, une collaboration dans la perception du non-dit afin d'en dégager le sens approprié. La souplesse de l'hébreu est telle, que le sens exact d'un mot couvrant une grande palette de significations, devra se dégager du contexte donné, quitte à en revêtir un autre dans un contexte différent. Ce qui, à titre d'exemple, expliquerait, peut-être, les différences notables existant entre les innombrables traductions de la Torah dans la même langue et les innovations déroutantes apportées par le grand et regretté André Chouraqui (zal) dans ce domaine.

David nous rappelle les veillées intimes dans les foyers, le narrateur entouré, l'assistance captivée. David s'adresse au lecteur ami, au cousin, à l'oncle ou tout autre membre de sa famille et lui laisse, par la magie des espaces invisibles, toute latitude d'y insérer, à ce moment précis de vie partagée, une variation personnelle, vécue ou suggérée, ou de laisser vagabonder l'imagination sous l'inspiration d'un passage particulièrement évocateur.
Car le lecteur va peut-être reconnaître tel ou tel passage de tel récit comme étant le sien propre, peut-être va-t-il lui-même reconnaître tel ou tel personnage et céder à l'attraction exercée par le ton narratif et la concentration dans laquelle il plonge le lecteur à la découverte du monde de David.

La seule issue de survie pour Shéhérazade, résidait dans son aptitude à tenir en haleine l'unique auditeur qui tenait son destin entre ses mains. David tient notre curiosité dans les siennes et, alors que l'on pensait être en mesure de clore le récit en choeur, nous nous retrouverons devant la tournure de son cru qu'il nous a réservé pour la fin.

On serait tenté de dire, en pensant à la fatalité à laquelle était condamné Shéhérazade forcée de déployer séduction, imagination et attraction dans ses récits les Mille et une Nuits, que David, lui-même amateur de ces grandes fresques éternelles, n'a pu s'empêcher d'introduire dans ses réminiscences, cette notion de la chose mystérieuse à venir et envers laquelle notre curiosité ne peut trop longtemps résister. Aussitôt l'énigme révélée, cette même curiosité exigeante en redemande et nous fait insensiblement glisser vers la page suivante...

Cette simplicité apparente, qui se révélera néanmoins riche en pensées profondes, cache en filigrane, le témoignage d'un observateur fin, sensible et attentif aux divers courants de son temps,  David retrace, à travers ses personnages et ses descriptions, quelques unes des grandes lignes historiques du lieu de l'enfance, apporte des témoignages culturels et artistiques relatifs à cette vie commune aux origines ancestrales, des descriptions précieuses et bienvenues, peignant à la manière de grandes fresques (David est aussi artiste-peintre), cette grande communauté disparue de sa réalité intrinsèque, après des millénaires d'existence et de présence en terre maghrébine. David est aussi, il faut le souligner, auteur de nombreuses créations artistiques graphiques et plastiques. Ce thème sera évoqué dans les récits, Doctoresse privée, la Femme du Tailleur et la Lune et le Sou.  

Ce bouleversement dans l'histoire du Maghreb et des communautés juives du Maroc, interviendra tel un souffle puissant et fulgurant dans sa soudaineté, en un laps de temps relativement court, si l'on se réfère à l'échelle historique maghrébine. D'une part un établissement et une présence qui se compte en millénaires, de l'autre une migration massive étalée sur quelques décennies à peine.

La communauté juive marocaine est aujourd'hui éparpillée à travers le monde et continue d'exister virtuellement serait-on tenté de dire, dans la mémoire cultivée et entretenue, dans les mémoires de celles et ceux qui, dans un souci de sauvegarde de cette immense richesse, de ce patrimoine unique en son genre, s'efforcent de garder présente cette somme de vies, de destinées, d'us et de coutumes, de traditions et de modes de vies, sous les formes les plus diverses, prêtes à être transmises d'une génération à l'autre.
C'est du moins l'espoir qui nous en reste, le voeu que nous formulons tout en agréant le caractère inéluctable de la marche du temps, de l'ouverture vers des horizons nouveaux, vers l'intégration de nouvelles réalités et de nouvelles modalités régissant notre monde actuel.