Depuis Einstein, la physique nous enseigne que l’espace est inextricablement lié au temps. Ce concept est d’autant plus pertinent dans le domaine d’internet et de l’art Web (ou Net-art). Que ce soit dans les sites Web informatifs ou les projets d’arts Web, la modulation que les créateurs influents aux variables espace et temps est essentielle pour déterminer le type d’expérience usager.
Maintenant, comment expliquer les contrastes qui semblent exister entre les interfaces de sites Web informatifs (admettons principalement créés par des graphistes) de celle des projets d’arts Web (admettons encore principalement créés par des artistes)? Pour comprendre les différences et similitudes, considérons les interfaces graphiques numériques et l’interactivité au sein de celles-ci du point de vue de l’espace et du temps[1] : des sites.
L’espace
À priori, il faut établir que dans le Web actuel, lorsqu’on parle d’interfaces, on se réfère en fait à l’espace-écran. C’est notre principal accès au réseau. Que cet espace d’inscription soit un écran d’ordinateur, un téléphone intelligent, une projection interactive, ou autre, il s’agit surtout d’une représentation bidimensionnelle. La discipline qui, traditionnellement, travaille à moduler et créer cette représentation est le design graphique. C’est donc le domaine des arts qui œuvre à établir les interfaces (la face, l’image) ainsi que les interactions (les actions, les événements) au sein de celle-ci.
Il est intéressant de mentionner ici que dans une interface graphique numérique, aucun élément visuel n’est inactif – que ce soit au niveau purement graphique ou au niveau fonctionnel. Dans une interface, le graphisme d’apparat est inextricablement lié au graphisme fonctionnel (les boutons, les onglets, les images-map, l’hypertexte, etc.), c’est-à-dire aux possibilités et actions interactives, ou maintenant décrites comme étant les paradigmes hypermédias. L’espace visuel est donc lié à l’espace des interactions. Ainsi, l’espace est lié au temps (mais ceci on le sait depuis longtemps). Alors si l’espace graphique tout entier contient l’espace interactif possible, la lecture de tout cet univers visuel nécessitera nécessairement un temps donné de la part de l’utilisateur.
Face à ce postulat, on comprend que l’interface (le lieu des possibles) devrait être claire et sans équivoque. Ce que John Maeda résume bien dans son ouvrage sur les lois de la simplicité[2]. Plus précisément, l’interface devrait posséder des points de repère efficaces, des espaces négatifs où l’œil peut se reposer, une palette chromatique adéquate qui supporte le contenu et les intitulés, des paradigmes hypermédias utilisés de façon pertinente, etc. Dans le design d’interface graphique numérique, le but est que l’interactivité soit sans ambigüité (le contexte du Web est pragmatique : Jacob Nielsen[3]). Le message à transmettre, les données à accéder, la raison d’être du site : en fait, l’expérience informationnelle doit être mise en avant-plan, il s’agit d’un exercice de communication.
Intentions et représentation de l’information
Les sites Web sont des outils de communications paramétrés et architecturés dans un but précis : communiquer de l’information, promouvoir une idéologie, rendre manifeste une philosophie, vendre un produit, faire la démonstration des prouesses techniques, etc. Ce parti pris communicationnel centré sur l’utilisateur diffère de l’art Web, où l’expérience usager semble plutôt répondre aux desseins de l’artiste. La différence entre le design d’interface numérique de celle des projets d’art Web semble essentiellement tributaire du but visé par chacun. Dans les projets d’art Web, du point de vue du designer tout au moins, l’expérience proposée s’apparente plutôt au domaine ludique. Dans ce sens que le projet d’art Web suggère souvent, comme dans les jeux vidéos, de chercher son chemin, de tâtonner afin de démasquer les points interactifs et de découvrir son objectif. Comme l’enseignant et chercheur en art médiatique Jean-Philippe Fauteux le souligne; « dans un jeu vidéo, tu ne sais pas où tu es, tu ne sais pas où tu vas et surtout, tu ne sais pas comment t’y rendre ». Ceci résume bien le contexte d’immersion de l’usager lorsqu’il fait l’expérience d’un projet d’art Web. Cette idée est également exprimée par Annick Bureaud :
« L’objet premier de la création artistique (numérique) est d’expérimenter, d’explorer, d’inventer de nouvelles formes et de nouveaux langages, de jouer et de se jouer des conventions, sans craindre de désorienter l’interacteur.[4] »
Le Temps
Alors, l’art Web assume totalement son côté déambulateur, et qui dit déambulement dit prendre son temps. L’accès au contenu semble être relégué au second plan pour faire place à une expérience interactive. En art Web, l’accès au « contenu quantitatif » semble être négligeable. Dans ce sens qu’il s’agit plutôt d’une expérience immersive que d’un parcours informatif. Peu importe de se rendre à une page précise, il s’agit d’aller à la rencontre du contenu, de sa découverte (ou parfois de sa non-découverte aussi). Le vieil adage s’applique bien ici : ce n’est pas tant la destination qui compte que le voyage lui-même.
Pourrait-on parler de sites où les conventions usuelles d’interactivités ne s’appliquent pas? Ceci semble approprié. Les points de références, qu’ils soient physiques, interactifs, informationnels ou spatio-temporels, comme Anne Cauquelin l’explique dans son ouvrage le site et le paysage[5], nous manque. Souvent, l’artiste tente de mettre à jour les constructions internes du fonctionnement de la machine ou du réseau. C’est une expérience de mise en abîme et de regard sur lui-même qu’il propose, donc autoréférentielle. Les projets d’art Web sont des sites où les normes établies (par exemple l’utilisation d’une navigation standardisée) sont bouleversées ou utilisées de façon subversive.
Esthétique d’accès au contenu
Cette expérience est tout à fait à l’opposé du site Web typique actuel, où l’important est de savoir où et comment trouver l’information. Pour résumer l’utilisation principale du Web, on pourrait dire que l’usager sait ce qu’il veut, qu’il entre et se dirige au bon endroit, qu’il accède à l’information qu’il recherche et qu’il ressort rapidement pour poursuivre son parcours ailleurs. Tout réside dans la réduction du temps passé à flâner dans un site. C’est l’efficacité individualisée qui prime (au grand dam des publicitaires). Personne ne désire attendre « que ça load », chercher les boutons de l’interface, être redirigé vers une page transitionnelle ou subir une animation (que celle-ci soit une œuvre ou une publicité) à moins que ce ne soit précisément l’objet de la recherche (YouTube par exemple). Aujourd’hui, nous sommes loin des expérimentations linéaires et des interfaces contraignantes comme celles proposées dans nombre de sites conçus pendant la bulle du «.com». Ceux-ci avaient beaucoup plus à voir avec le cinéma qu’avec les possibilités du réseau. Toutefois, il est intéressant de constater qu’avec l’évolution des technologies et une plus grande écoute des besoins utilisateurs, le Web s’est émancipé de son modèle initial (l’expérience cinématographique linéaire) pour affirmer son trait caractéristique singulier : l’interactivité.
Ainsi, du point de vue de l’utilisateur, le visage du Web possèderait une interface d’accès au contenu (quantitative), tandis que le visage du projet d’Art Web proposerait plutôt une interface centrée sur une expérience narrative qui tend vers la découverte d’un univers singulier (qualitatif). La dimension temporelle serait donc mise à profit. Ces types de projets privilégient souvent une dilatation du temps; ne serait-ce que par l’obscurité de leur interface.
Résumons à l’emporte-pièce :
L’Art Web = temps dilaté/ce qui signifie étirer l’expérience au maximum ou une dilatation temporelle souhaitée = interface obscure/accès au contenu secondaire/expérience esthétique
Le Design graphique d’interface numérique = temps 0/ce qui signifie une expérience qui se rapproche le plus de l’instantanéité, du plus vite possible = interface intelligible/accès au contenu primé.
Temps 0 = espace 0
Si aujourd’hui les interfaces de sites Web proposent une expérience se rapprochant de plus en plus du temps 0, c’est à dire d’un accès instantané au contenu et à sa consommation (donc d’un contact avec l’espace possible entier du Web ou des non-lieux[6] permanents), les projets d’arts Web continuent, pour la grande majorité, à proposer une expérience mettant à contribution une forme de récit se déroulant dans le temps et forcément un espace singulier; c’est-à-dire un lieu.
Jean-François Lacombe, avril 2010.
[1] Fawcett-Tang, Roger, Mapping Graphic Navigational Systems, Rotovision, Suisse, 2008
[2] Maeda, John, The Laws of Simplicity, The MIT Press, 2006
[3]Nielsen, Jakob, «Web Usability». (2007), Useit.com, 1995-2010. < http://www.useit.com/>
[4] Bureaud, Annick, «Qu’est-ce qu’une interface ?». (2009) Leonardo, 2001, < http://www.olats.org/livresetudes/basiques/7_basiques.php>
[5] Cauquelin, Anne, Le site et le paysage, PUF, “Quadrige”, 2007.
[6] Augé, Marc, Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Le Seuil, Paris, 1992.
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